Les êtres humains sont des animaux sociaux. Ils naissent, ils se développent, ils vivent toujours au sein de sociétés. Aucun être humain ne s’est développé de façon solitaire et en autarcie — c’est évident pour les enfants mais cela reste vrai même après. L’isolement total est accidentel et l’espoir de tout Robinson Crusoé est de retourner à la civilisation.
Pourquoi un être humain ne peut-il pas avoir l’indépendance d’un orang-outan, d’un chat, d’un lézard ou d’une libellule ? Parce que l’être humain est doté d’un cerveau particulièrement gros par rapport à son corps et que sa maturation est extrêmement lente. La plasticité de ce cerveau, au moins pendant les premières années de la vie, donne l’avantage aux humains de pouvoir s’adapter à des conditions extrêmement variées. Ils sont les seuls à occuper tous les écosystèmes terrestres à part l’Antarctique.
Chaque avantage se paie d’un inconvénient. L’enfant humain est incapable de subvenir à ses besoins avant dix ans et plus. Il est faible et fragile, peu capable de se défendre. Même la protection des deux parents est insuffisante pour que ses chances de survie assurent la pérennité de l’espèce. La famille n’a jamais constitué un premier modèle de société politique comme le croyait Rousseau et comme c’est encore la représentation dominante.
Les tribus de chasseurs-cueilleurs sont apparues il y a près de 2 millions d’années et n’ont commencé à être supplantées par les agriculteurs-éleveurs que depuis 13 000 ans. Ces communautés rassemblaient plusieurs familles. Elles étaient largement égalitaires. Je traduis wikipedia. « Les anthropologues assurent que les chasseurs-cueilleurs n’avaient pas de chef permanent. À la place, celui qui prenait une initiative à n’importe quel moment était responsable de son accomplissement. »
« Il est tentant pour les personnes éduquées à l’occidental de tomber dans le piège de juger les rapports sociaux et sexuels des chasseurs-cueilleurs selon leurs critères. Une répartition des tâches usuelle consiste dans la division sexuelle du travail, les femmes assurant la plus grande part des cueillettes pendant que les hommes se consacrent à la chasse au gros gibier. On pourrait penser qu’une telle division du travail opprime les femmes en les cantonnant dans la sphère domestique. Mais l’élevage des enfants étant collectif, chaque bébé ayant plusieurs mères et plusieurs mâles pour s’occuper de lui, la sphère domestique n’est pas atomisée, mais représente un lieu de pouvoir. »
C’est cette structure sociale qui a assuré la domination des humains sur l’Afrique, l’Asie, l’Europe, l’Australie et l’Amérique. Pour chaque groupe de chasseurs-cueilleurs, le danger était représenté par les autres super-prédateurs, mais surtout par les autres tribus d’humains en compétition pour les mêmes ressources.
Pour tout être humain, la vie est plus compliquée que celle d’un chat. Comme un chat, il doit sauver sa peau. Se nourrir, fuir, combattre.
Mais il y a forcément en lui quelque chose de plus que chez le chat : c’est le besoin d’alimenter le groupe, de défendre le groupe. Imaginez une tribu d’humains dont chaque mâle adulte, lors d’une confrontation avec un autre groupe, se poserait la question de savoir s’il a plutôt intérêt à sauver sa peau ou plutôt intérêt à combattre. Cette tribu n’aurait aucune chance de survie.
Chaque adulte humain doit donc avoir quelque chose de plus que son égo, c’est-à-dire de plus que la protection de sa personne. Il doit être capable de se sacrifier si nécessaire, sans états d’âme, pour sauver sa tribu. C’est son Moi social.
Le Moi social est-il inscrit dans les gènes ou acquis culturellement ? Ou les deux ? Il est possible que, comme le langage, ce soit une disposition biologique mais qui ne s’exprime qu’après un apprentissage.
On peut résumer les choses ainsi :
• Pour sa survie, chaque individu doit prendre soin de lui-même. C’est inné, le nourrisson tête sans avoir eu besoin d’apprendre, la douleur provoque un réflexe de retrait, etc.
• Mais sa survie exige aussi la protection du groupe. Or, ce groupe n’existe que si l’individu est prêt à le défendre, voir à se sacrifier pour lui.
On se rend compte qu’il y a là une contradiction. Quel principe va l’emporter ?
C’est assez simple. Même si des individus sont tués, la tribu poursuit son existence, donc assure la protection des individus restants et surtout des bébés et des enfants. Si la tribu s’éparpille, cela signifie la mort rapide pour les bébés et les enfants, le tour des adultes survivants venant un peu plus tard.
Il y a donc prééminence du Moi social sur l’égo.
En fait, le développement des deux n’est pas simultané.
Tout commence par l’égo. Pour le nouveau-né, sa personne et le monde se confondent. Il va progressivement découvrir que sa mère, ça n’est pas lui et peu à peu qu’il existe un monde extérieur. Il découvrira aussi que ce monde extérieur ne se plie pas à sa volonté, mais a sa volonté propre. Cette prise de conscience ne fait pas encore un Moi social.
Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, la transition était facile. Quand l’enfant était suffisamment capable de marcher, il accompagnait des groupes de cueilleurs, il apprenait ce qu’il fallait récolter ou rejeter et il participait déjà ainsi à la vie collective. Il se déplaçait par ses propres moyens lors des changements de campement et découvrait les itinéraires. Plus tard, les jeunes mâles assez rapides et endurants pouvaient participer à des chasses — qui pouvaient aussi jouer le rôle de surveillance du territoire.
La construction du Moi social se faisait donc naturellement, d’autant qu’il n’y avait pas de lutte entre les individus pour obtenir de meilleures places. Sans propriété privée, il ne pouvait pas y avoir de compétition dans l’étalage des richesses. Il y avait des différences liées à l’âge, au sexe, au tempérament, mais pas à une classe sociale. Le campement était le lieu des récits collectifs, de l’élaboration du mythe de la tribu, le centre de la vie sociale.
Le passage à l’agriculture et à l’élevage a changé la donne. La population s’est sédentarisée, des classes sociales sont apparues. La sphère domestique s’est atomisée et a reçu une place subalterne, celle des femmes et des enfants. Les hommes libres et adultes se sont retrouvés entre eux dans des espaces publics (agora, forum, taverne…) dont étaient exclus les femmes et les enfants.
Le rôle des hommes dans l’éducation des enfants en a été transformé. Voici comment cela s’exprime dans le langage des psychologues — (extraits d’un article de Doctissimo, À quoi sert un père ?)
« C’est lui qui, par le fait son existence (au moins dans l'esprit de la mère), empêche symboliquement que la relation fusionnelle mère-nourrisson ne se prolonge plus que nécessaire. Cela permet ainsi à l'enfant de s'ouvrir au monde des autres. Le père incarne et transmet à l'enfant les règles qui lui permettront d'acquérir force de caractère, pouvoir de contrôle, sens moral et désir d'affirmation positive de soi. La figure traditionnelle du père se situe donc du côté de l'autorité et il joue un rôle dans la socialisation. »
Cette représentation classique, note l’auteur, est aujourd’hui remise en cause :
« Le rôle traditionnel accordé au père est lié à une conception schématique et dépassée du couple : à l'homme, le monde extérieur et la fonction économique ; à la femme le foyer et la fonction affective. Il est également lié à un modèle de structure familiale construite pour durer. »
Sauf que ce rôle ne provenait pas d’une conception du couple, mais découlait d’une réalité économique et sociale !
« Or le couple a évolué. Les femmes ont investi le monde du travail. »
Comme si les femmes ne travaillaient pas avant ! Elles avaient non seulement à s’occuper des enfants, mais à préparer les repas (à partir de produits bruts), à fabriquer et à réparer les vêtements, à s’occuper du potager, des poules et des lapins, etc. Ce dont parle notre auteur, c’est du travail salarié, hors du domicile. Et ce n’est pas parce que le couple a évolué que les femmes sont sorties du foyer, c’est parce que les conditions économiques ont changé — industrialisation, exode rural — que les femmes ont de plus en plus travaillé à l’extérieur, ce qui a entrainé des changements dans les couples. Notre psychologue voit les choses à l’envers, et il ne doit pas être le seul de son espèce.
Il poursuit : « Un nouveau modèle de père s'ébauche aujourd'hui… » De quoi s’agit-il ? « Les pères ont tendance à s'impliquer davantage auprès du jeune enfant, dans les jeux, mais aussi dans la vie quotidienne, les repas, les bains… »
« Les hommes sont de plus en plus enclin à renoncer au principe de la puissance paternelle. Ils sont prêts à se reconnaitre sensibles, affectueux envers leurs tout jeunes enfants. »
Ce sont des faits que chacun peut constater. Mais la question devrait être : quelle est la cause de ce changement ? Y aurait-il une évolution psychologique endogène, naturelle et spontanée ? Sans raisons extérieures ?
Par déformation professionnelle, les psychologues ne voient que des individus. Ils ont une forte tendance à méconnaitre les déterminismes sociaux et cela les conduit à inverser les causes et les conséquences.
Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui qui bouleverse tant le rôle des pères ? Ce n’est pas dans la psychologie qu’il faut chercher la réponse. C’est dans l’évolution économique et sociale.
L’évènement clé des dernières décennies, c’est la victoire des idées libérales.
Or, l’idéologie libérale entraine la disparition des solidarités collectives. Chaque individu se retrouve seul sur le marché, en rivalité contre tous les autres, et doit être plus “compétitif” que les autres, c’est-à-dire doit rapporter plus d’argent au capital. Le nouveau père prépare donc ses jeunes enfants à cette lutte exacerbée. Notre psychologue explique : « Par ses taquineries, ses tentatives de déstabilisation, le père incite l'enfant à s'adapter à la nouveauté. Par sa tendance à encourager l'exploration, il le prépare à affronter l'inconnu. Par son inclination pour les jeux physiques (chatouilles, luttes simulées…), il contribue à le sensibiliser au respect des règles et de l'adversaire. Les “nouveaux pères” exercent donc une action dynamisante dès les premières années de la vie de l'enfant, en l'aidant à faire le pont entre l'affirmation de soi dans la famille et l'affirmation de soi à l'extérieur. »
Ce nouveau père joue donc d’une part un rôle maternant ; d’autre part il prépare l’enfant à la compétition du marché. C’est le sens de « l’affirmation de soi ».
Ce qui a disparu, c’est d’une part la notion de solidarité collective, d’autre part l’intérêt pour la connaissance gratuite du monde, c’est-à-dire la connaissance qui n’est pas acquise dans un but compétitif. Le père était l’incarnation du lien avec le monde extérieur, donc de la connaissance gratuite. Aujourd’hui, il est incapable d’agir dans la société ; il est balloté par des évènements qu’il ne comprend pas. En s’occupant prioritairement de sa famille, il se soigne avec ses enfants.
Les “nouveaux pères” renforcent ainsi l’individualisme démesuré du système libéral.
Si le système capitaliste était un système certes imparfait mais quand même viable, cela serait déplaisant pour les gens qui ne cherchent pas spécialement à rentabiliser leurs connaissances, mais pas plus grave que ça. Or, le système capitaliste est à bout de souffle. Cela fait dix ans qu’il est rafistolé de toutes parts mais tous ces expédients n’arrêtent pas l’effondrement économique, social, écologique et psychologique.
Malheureusement, l’éducation nouvelle fait que les victimes du capitalisme sont incapables de se défendre. Dès le plus jeune âge, on leur a appris à n’envisager que des solutions individuelles, vouées à l’échec. Et de plus, elles n’ont pas appris à apprendre — la connaissance réelle étant exigeante et désintéressée. La connaissance réelle exige aussi la confrontation avec d’autres pensées, incarnées dans des personnes réelles, pas la rumination solitaire devant des vidéos de YouTube.
Il ne reste aux victimes du libéralisme que les divertissements et le désespoir.
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