La période que nous vivons sans trop savoir comment elle va évoluer, tant elle dépend de certains de nos contemporains aux comportements parfaitement délirants, a au moins le mérite de remettre en lumière quelques auteurs visionnaires autrement méprisés par les adorateurs de la soi-disant haute littérature. Ainsi émergent des limbes, Orwell, Huxley, Levin et aussi, Barjavel. Des auteurs aux œuvres protéiformes dont la part relevant des utopies offre un panel assez complet de situations intéressantes à développer. Le plus souvent, ces utopies reposent sur une relecture et réécriture de notre histoire qui justifient l’orientation prise par les sociétés qu’elles décrivent.
Ce révisionnisme pose cependant le problème de l’empreinte de notre passé sur notre futur, l’un n’allant pas sans l’autre. Vouloir mettre le compteur à zéro pour un nouveau départ me semble plus qu’aventureux en ce qu’un tel déracinement ne produise que des révolutions frelatées et un retour à des errements funestes autrement évitables si on ne les avait pas oubliés. Ou méprisés.
J’ai déjà évoqué ici mon souci des traces que nous laisserons de notre temps. Des traces de toutes sortes, pérennes et concrètes, marquant notre empreinte sur la planète, manifestations multiples de notre intelligence du monde et de nos pensées. Je parle ici de ce qu’on peut nommer les sources de notre histoire, les traces des arts et techniques, celles de nos philosophies, savoirs et croyances.
J’ai de plus en plus peur en observant l’emballement technologique, que nous ne laissions rien derrière nous, notre production de pensée étant de plus en plus supportée par des réseaux de fibres optiques, des fermes de serveurs, en résumé par des dispositifs conçu et compris par très peu d’entre nous, si complexes, si furtifs, si faciles à utiliser, qu’ils disparaissent sous l’intérêt qu’ils représentent pour leurs usagers qui peuvent accéder quasi instantanément à tout ce qu’ils veulent savoir où qu’ils soient.
Et si la catastrophe décrite par Barjavel dans « Ravage » survenait, si l’électricité disparaissait, que deviendrions-nous ?
Rien. Le chaos.
Tout ce que notre temps a produit depuis la naissance de l’internet, tous les moyens extraordinaires mis à notre disposition pour aller toujours plus vite dans la satisfaction de nos besoins s’évaporeraient en un instant, nous laissant orphelins de nos modes de vie de plus en plus virtuels et complètement infirmes des savoirs anciens vers lesquels il faudrait revenir coute que coute pour survivre. Une marche arrière inédite dans notre histoire marquée par une constante fuite en avant vers toujours plus.
Les choses n’étant cependant jamais ni noire ni blanches mais plutôt grisâtres, on peut se demander si une telle purge aux allures d’apocalypse ne nous sauverait pas d’un danger sournois dont on ne discerne la croissance qu’en reliant avec difficulté un faisceau de preuves de sa réalité se développant au sein de l’univers virtuel dans lequel nous nous enfonçons en tournant le dos au rivage du réel.
Un danger qui menace notre pensée et nos connaissances, plus grand encore que la dématérialisation, celui de la réduction de la réalité concrète qui influe sur nos existences, en une forme d’opinion comme une autre, opposable à toute autre en fonction de notre omnipotence fantasmée.
J’évoque ici non seulement notre production d’âneries abyssales présentées comme vérités premières et aux effets d’armes de destruction massive de l’intelligence, mais aussi de celle, croissante, de ces algorithmes, abusivement nommés « intelligence artificielle », au fonctionnement assez mystérieux et déjà capables de produire du texte et des images construits à partir de tout ce qu’ils peuvent glaner dans les serveurs et en dépit des règles de la physique et de la logique. Au point que bientôt, lorsqu’on cherchera un savoir sur le net, il sera bien difficile, sauf à avoir en soi un solide esprit critique réflexe et de très larges réserves de savoirs acquis, de discerner les sources fiables de celles polluées par ces dispositifs trompeurs et omniprésents.
Comme cette course à l’abime n’est contrôlée ni dénoncée par personne, l’appât du gain étant ce qu’il est, nous sommes déjà confrontés à un choix cornélien : couper l’électricité pour reprendre le contrôle de nos vies ou laisser faire et accepter que l’irrationnel le plus crasse ne devienne la norme.
Aïe, ça pique…