Nous sommes particulièrement sensibles à ce qui nous relie à l’école. Elle participe de ce que nous sommes car nous l'avons presque tous fréquentée à l'âge où beaucoup de nos plus anciens souvenirs prennent forme.
Les parents d'élèves interrogent la scolarité de leurs enfants au regard de leur propre expérience.
Le "milieu" enseignant répond, comme il peut, aux multiples injonctions de sa hiérarchie tout en essayant de faire face aux difficultés croissantes qu'il rencontre dans les classes.
Les formateurs d'enseignants et les chercheurs se préoccupent essentiellement de pédagogie.
Les ministres de l'éducation nationale successifs espèrent que les réformes engagées résoudront les difficultés de l'école.
Ainsi, nous avons pris l'habitude de considérer l’école comme un espace autonome qui évolue à l'écart de la société réelle et qui a le pouvoir de former des adultes capables d'apporter des solutions aux crises que nous traversons.
Mais comment l'école peut-elle être déconnectée de ce qui construit les élèves, les parents et les enseignants alors que c’est la société qui produit l’école, bien plus que le contraire ?
N'est-il pas voué à l'échec de vouloir "faire classe" dans une société ou les ego surdimensionnés des individus et l'augmentation du chômage étouffent progressivement tout lien social ?
Quelles sont les conséquences pour l'école de cet ultra-individualisme ?
Est-il possible de comprendre une partie des difficultés que rencontrent enseignants, élèves et parents d'élèves, en les reliant aux crises que traverse notre société ?
Individualisme et savoirs
Apprendre, c'est faire le lien entre ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas. Si l’école n’est pas nécessaire pour acquérir certaines compétences (marcher, parler), les savoirs scolaires nécessitent un apprentissage spécifique.
Prenons l'exemple de la lecture.
Pour apprendre à lire, l'égo de l'élève doit abdiquer au moins deux fois. Lire, c'est accepter de se soumettre à un code qui nous est totalement imposé et dont on ne peut s'affranchir (déchiffrer) mais c'est aussi accepter de laisser s'exprimer l'autre et vouloir comprendre son message sans qu’il puisse entendre notre réponse.
Certains élèves ont beaucoup de mal à accepter la contrainte du code et d'autres, qui arrivent à déchiffrer, ne comprennent pas le sens. En effet, pourquoi s'intéresser au message d’une personne que je ne connais pas, alors que seul ce que je dis et seul ce je pense présentent un intérêt pour moi ?
Apprendre, c'est par l'intermédiaire des savoirs que l'on partage, aller vers les autres. Si j'estime que les autres n'ont rien à m'apporter, à quoi bon se soumettre et faire des efforts ?
Une part de la réussite des apprentissages repose sur la confiance entre l'élève, son maître et la société. Cette confiance est rompue quand une partie de la population, après ses études, ne sert à rien économiquement. Comment avoir confiance en une école qui sert d’alibi aux injustices sociales ?
C’est ainsi qu’à la réunion Parents enseignant du début d’année en CM2, une maîtresse motivée n’a accueilli que 4 parents.
Se pose également la question de l’intérêt de la scolarité.
Si elle ne sert que les intérêts particuliers de chaque enfant et non pas l’intérêt de la société, chacun se trouve en concurrence avec tous les autres, comme dans le monde du travail. Chaque famille espère que son enfant s’en sorte mieux que les autres. Dans la classe, chaque camarade n’est plus un associé dans l’apprentissage, mais un concurrent.
Une fois ses études terminées, l’étudiant qui a atteint de cette manière ses objectifs, est en phase avec les inégalités. Les injustices sont légitimées par la « valeur scolaire ». Il n’envisage pas que, pour bien fonctionner, une société doit être égalitaire.
Il est ainsi très difficile de trouver un médecin généraliste dans les zones rurales.
Comme c’est la société qui construit l’école, il est extrêmement difficile de transmettre des savoirs non sociaux. Les savoirs sociaux sont ceux qui sont utilisés socialement ou ceux auxquels la société accorde du prestige.
Au CP, presque tous enfants ne tiennent pas leur crayon comme les enseignants l’apprennent et dessinent les lettres et les chiffres à leur façon.
Il y a une raison technique qui s’explique par le changement d’outil. Si un enfant avait tenu son porte-plume de la façon dont il tient actuellement son crayon, il aurait mis de l’encre partout et n’aurait pas écrit grand-chose.
On peut également expliquer cette réticence à bien dessiner chiffres et lettres et à écrire sur des lignes par la perte du prestige et d’utilité de l’écrit. Qui voit-on écrire avec un stylo maintenant ?
Dans sa « Biographie inattendue » de Marx, Francis Wheen rapporte que Marx se vit refuser un poste d’employé de bureau au chemin de fer à cause de son écriture illisible.
La baisse significative des performances en orthographe n’est pas due, contrairement à une idée fort répandue, au fait que les enfants ne font plus des dictées et n’apprennent plus les règles de grammaire.
La cause est là aussi sociale. Jusqu’aux années 70, ses proches auraient eu du mal à comprendre qu’un enfant qui a la chance de fréquenter l’école ne soit pas capable de maîtriser l’orthographe de base. L’orthographe était considérée par la société comme un héritage commun qu’on se devait d’acquérir. Les enfants se conformaient à ce que la société attendait d’eux. Si ce désir social disparaît, l’intérêt du maintien du code disparaît également.
Actuellement, l’orthographe imprégnée de libéralisme sert à organiser des concours de dictées pour savoir qui est le meilleur. C’est également un instrument de sélection à un haut niveau d’étude. C’est enfin une marchandise chère que les entreprises offrent à leurs cadres qui font des fautes d’orthographe.
On peut donc avancer que des nouvelles méthodes pour améliorer le graphisme (ça existe !) et des actions pour améliorer l’orthographe, comme « Les timbrés de l’orthographe » parrainée cette année par Luc Ferry) seront aussi efficaces qu’une conférence sur le climat pour faire baisser la température.
Ce ne sont pas des leçons de morale dispensées à titre préventif, comme les enseignants Français doivent les mettre en œuvre, qui auraient empêché les ingénieurs et dirigeants de Volkswagen de tricher.
Individualisme et communication
De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les conséquences catastrophiques de l’ultralibéralisme et annoncer la fin du capitalisme. Livres et articles dans les revues s’accumulent.
Des blogs existent : Paul Jorion, Olivier Berruyer.
Pourtant, mis à part des vœux pieux, on recherche en vain des actions capables de nous sortir d’un tel péril.
Nous avons créé AlternativeS DémocratiqueS en étant persuadés qu’un grand nombre de personnes victimes du libéralisme ou désirant changer les choses allaient essayer de chercher des solutions politiques pour sortir des différentes crises.
Deux ans plus tard, nous ne sommes qu’une douzaine.
Pourquoi ?
Je fais l’hypothèse que les gens parlent, mais n’ont aucun intérêt réel à la communication.
L’important est surtout d’énoncer ses idées.
Quand il s’agit d’agir concrètement avec d’autres, il y a un grand vide.
On peut me rétorquer qu’un autre parti politique, le Front National, augmente son nombre d’adhérents. Dans ce parti, on ne demande pas aux adhérents de débattre et de réfléchir, mais de propager les idées des chefs.
Dans les classes, de nombreux enfants et de nombreux enseignants parlent continuellement. Ils sont accaparés par leurs seuls propos.
Des élèves n’imaginent même plus que l’enseignant puisse s’adresser à eux lorsqu’il parle à la classe. Ils ne prêtent aucune attention à d’autres paroles que les leurs.
Leurs difficultés sont grandes quand il s’agit de comprendre un texte écrit.
Ce ne sont pas des leçons de vocabulaire qui peuvent enrichir le lexique, mais le désir d’écouter l’autre et la volonté de le comprendre.
Ceci explique sans doute pourquoi tant d’enfants ont du mal à prononcer correctement de nombreux mots, ont si peu de vocabulaire et n’arrivent pas à se faire entendre des autres. Les orthophonistes ne manquent pas de travail.
Des enfants découvrent même l’échange oral en faisant du théâtre.
Cette absence de communication ne concerne pas uniquement l’enfant et d’autres interlocuteurs extérieurs.
Les enfants qui ne sont pas dans la communication avec les autres ne sont pas plus en communication avec eux-mêmes. Certains souffrent d’une absence totale de dialogue intérieur. Il est impossible d’apprendre si, à un moment donné, on ne s’interroge pas sur ce qui nous est demandé et sur ce qu’on est en train de faire. Cette absence de dialogue intérieur explique pourquoi des élèves agissent en reproduisant mécaniquement ce que fait le voisin. Ce sont des enfants « miroirs ». Incapables d’écouter des consignes, ils ne peuvent qu’imiter. La consommation excessive d’images renforce ce comportement.
Ces mêmes enfants ont beaucoup de mal à dessiner car ils n’arrivent pas à s’interroger sur la façon de procéder. Dans ce cas également, ils ne peuvent qu’imiter.
Voici deux anecdotes :
Le jour de la rentrée, une maman, à qui je demandais de rappeler à son fils de 6 ans de ne pas sortir de l’enceinte de l’école sans avoir vu la personne qui devait venir le chercher, s’est mise à pleurer. Elle m’a expliqué que c’était trop difficile d’expliquer cela à son fils car il était trop petit pour comprendre.
Le même jour, à la sortie des classes, à 16 h 30, une autre maman est venue me voir pour me reprocher d’avoir laissé sortir sa fille de l’école sans m’assurer que quelqu’un l’attendait.
Comme elle a ensuite téléphoné au directeur pour se plaindre, je l’ai recontactée.
Voici à peu près notre dialogue :
- Madame, j’ai répété à chaque parent et à chaque enfant individuellement les consignes : il ne doit pas sortir tant qu’il ne voit pas la personne qui doit venir le chercher. Vous faites partie des deux familles, sur 25, qui ne m’ont pas abordé ce matin.
- Oui, mais j’ai d’autres enfants, je n’avais pas le temps. Vous auriez du faire attention.
- Vous auriez pu m’avertir par écrit.
- Ma fille a de grosses difficultés, elle va à l’hôpital de jour.
- Raison de plus pour m’avertir. Comme puis-je faire attention alors que vous ne m’informez pas des difficultés ?
- Vous dites que c’est de ma faute ?
- Oui.
La maman raccroche.
Cette dernière anecdote montre comment les relations entre enseignants et parents sont à l’image des querelles de voisinage qui croissent à mesure que le lien social se dissout.
À l’échange et à la discussion pour essayer de régler les problèmes, beaucoup préfèrent l’injonction et la menace. C’est une des raisons pour lesquelles des broutilles peuvent très vite dégrader les relations entre enseignants et parents d’élèves.
Des parents perdent parfois tout esprit critique face au discours de leur enfant.
Ainsi, ma collègue a reçu une maman qui lui a demandé si elle était vraiment venue à l’école en maillot de bain comme l’affirmait sa fille !
Enfin, s’il n’y a pas communication, il n’y a pas contradiction. Si j’ai toujours raison, mon ego n’en finit pas d’enfler.
Individualisme et pédagogie
Mon expérience personnelle me laisse penser que les façons d’enseigner n’ont guère variées depuis le début des années 80.
L’omniprésence de l’évaluation date de la fin des années 80.
Elle a suivi de peu la victoire du libéralisme. Ce n’est pas très étonnant.
Dans le monde du travail, chacun se voit assigner des objectifs. Comme les travailleurs sont mis en concurrence, chacun a le souci d’être plus performant que son collègue.
Cette façon de diriger brise les solidarités et génère un grand stress.
À l’école, l’ego des enfants qui accumulent les points orange et les mauvaises notes est mis à mal.
En revanche cette façon de faire peut rendre narcissiques les enfants qui accumulent les points verts et les bonnes notes. Il ne s’agit plus alors d’être bon à l’école, mais d’être meilleur que les autres et pourquoi pas être « le meilleur ». Ce narcissisme s’accroît si les parents considèrent leurs enfants comme plus doués que les autres, ce qui n’est pas rare.
Ces enfants narcissiques courent un grand danger quand leurs résultats scolaires seront inférieurs à ceux des autres.
En attendant, dans un groupe, leur attitude souvent hautaine est un frein au bon développement des relations sociales.
Comme ces évaluations révèlent qu’un grand nombre d’élèves ne maîtrisent pas les compétences attendues à l’âge donné, le système a essayé de répondre aux difficultés qu’il avait lui-même créées. L’aide s’est alors de plus en plus concentrée sur chaque individu.
La loi d'orientation de l'éducation nationale française de 1989 a placé « l'élève au centre du système éducatif ».
Les AVS (auxiliaires de vie scolaire) aident un seul enfant. Il y a au moins 6 A.V.S à l’école élémentaire de Morestel (13 classes).
Des stages de remise à niveau où un enseignant a en charge un tout petit nombre d’enfants (moins de six) et où il doit améliorer les difficultés particulières de chacun ont été organisés.
Des temps d’aide personnalisée ont été dégagés pendant lesquels un enseignant peut s’occuper de trois à quatre enfants.
On s’aperçoit que la plupart des réponses apportées aux difficultés des élèves qui n’arrivent pas à atteindre la norme sont des réponses individualisées.
L’individualisation de l’enseignement, me semble-t-il, conforte davantage l’individualisme qu’elle n’apporte des solutions.
Si, à un moment donné, tous les enfants sont absorbés par une tâche différente, quel est l’intérêt de les faire venir à l’école ? Quel rôle joue alors le groupe classe ?
La force du libéralisme est telle qu’elle arrive à isoler les élèves dans le premier lieu destiné à la socialisation, l’école.
Une institutrice travaillant en REP (Réseau d’Éducation Prioritaire) a constaté que ses élèves de CM2 ne sont calmes que quand ils sont face à une fiche de travail. Certains ne veulent même pas aller en récréation tant qu’ils ne l’ont pas terminée.
L’école échoue à renforcer la société et à former des individus plus forts. Bien au contraire, le libéralisme rend beaucoup d’enfants malades en les isolant.
Individualisme et santé
Un nombre de plus en plus important d’enfants souffrent de troubles cognitifs : dyslexies, dysphasies, dyscalculies, dyspraxies, dysorthographies.
D’autres, en nombre croissant également, souffrent de troubles de l’attention et d’hyperactivité.
La Ritaline est le médicament qui est le plus souvent prescrit à ces enfants. Le nombre de boîtes vendues a augmenté de près de 70% de 2008 à 2013.
Est-ce l’école qui est responsable de tous ces maux ? Je ne crois pas.
J’ai été l’enseignant de plusieurs de ces élèves hyperactifs. J’ai remarqué chez certains une curieuse façon de s’enrouler autour de leur chaise.
J’avance l’idée que les enfants qui souffrent de ce type de troubles « tournent autour d’eux-mêmes ». Ce sont des enfants qui souffrent mais qui n’arrivent plus à trouver dans le groupe de quoi atténuer et soigner cette souffrance.
N’arrivant plus à entrer en relation sereinement avec leurs camarades, car ils les imaginent peut-être semblables à eux, ils s’isolent de plus en plus et leur agitation va de paire avec cet isolement.
L’incapacité à pouvoir faire partie d’un groupe ne permet pas de trouver un réconfort à son mal être.
Ce qui est valable pour les élèves l’est également pour les enseignants. Des enseignants non solidaires dans une école sont beaucoup plus exposés à la maladie.
Égo et égaux
Récemment, un élève de CM2 de l’école où je travaille a fait un doigt d’honneur à son maître. Il manifestait sa frustration et sa colère.
La forme choisie montre l’absence de distance qu’il mettait entre lui et l’adulte.
L’excès d’individualisme abolit les hiérarchies. Un excès d’ego fait de tout être humain un égal.
Quand tout tourne autour de moi, comment imaginer que quelqu’un puisse me demander ou m’apporter autre chose que mes propres désirs ? Un trop grand individualisme conduit à ne pas supporter les contraintes, tout comme il conduit à éloigner du savoir.
Quand elle est ne peut faire ce qu’elle désire, une personne qui a un égo démesuré aura tendance à réagir de façon violente. Celui ou celle à l’origine de cette frustration se verra traiter en égal car l’excès d’individualisme empêche de comprendre les règles sociales.
À l’école, les contraintes sont indispensables. C’est une souffrance pour les enfants qui n’y ont jamais été soumis.
Perspectives ?
Les personnes qui fréquentent l’école souffrent des mêmes maux que celles qui fréquentent la société. C’est assez logique car ce sont les mêmes.
L’école n’a donc pas le pouvoir de changer la société.
Certains de ses objectifs sont parfois en contradiction avec l’idéologie dominante.
Scolariser les enfants est-il toujours utile ?
Son rôle doit être repensé dans un projet global de transformation de la société.
Si l’on considère que chaque individu est libre de disposer de sa force de travail comme il l’entend et si une poignée peut l’accaparer, comment faire société ?
Dans une société, à qui appartient l’aptitude de tout être humain à travailler ?
À quoi utiliser cette aptitude à travailler ?
À qui appartiendront les biens produits ?
Ensuite, que faire des autres capacités essentielles à la société et à l’homme : capacité de se défendre, capacité d’imaginer, de créer, capacité de transmettre…
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