Première partie, par Rémi Castérès

Qu’est-ce que l’ultralibéralisme ?

Cela ne fait que quelques décennies que le capitalisme triomphe sur toute notre planète. Autrefois, il devait composer avec l’aristocratie. Quand cette dernière a disparu, sa suprématie a été contestée par le mouvement ouvrier et par les salariés en général. Il a fallu attendre les années 1980 pour que le capitalisme domine sans partage.

L’idéologie du capitalisme a été énoncée par Adam Smith en 1776. Elle a été reprise au XXe siècle par Milton et Rose Friedman. Elle est que le marché, quand il est libre, règle tous les problèmes et apporte la paix, le bonheur et la prospérité.

 

L’ultralibéralisme, ou néolibéralisme, c’est le mouvement de destruction de tout ce qui perturbe le marché libre, qu’il s’agisse de ce qui protège les salariés (normes sociales), de ce qui protège les écosystèmes (normes écologiques) ou de ce qui protège les États (barrières douanières, etc.)

Le marché libre, c’est la rencontre d’individus libres qui passent librement des contrats entre eux, c’est-à-dire hors de toute ingérence collective (étatique ou syndicale).

Les deux faces de l’être humain

L’être humain est un animal social. Il est en même temps individu distinct des autres individus et membre d’une société ; il ne peut pas être exclusivement l’un ou que l’autre, pas plus que l’abeille ne peut exister sans la ruche ou la ruche sans les abeilles.

Le support de l’individu, c’est l’individu lui-même. Sa conscience se trouve à l’intérieur de lui, dans son cerveau.

Où se trouve le support de la société ? Il ne peut pas planer dans l’éther. Il n’y a pas un esprit de la ruche qui se baladerait au-dessus de la ruche. La ruche existe dans chaque abeille. De même, la société humaine existe dans chaque être humain.

Chaque être humain porte en lui un Moi individuel (sa psychologie et tout ce qui le distingue des autres individus) et un Moi social qui le solidarise aux autres et qui fait exister la société.

Le capitalisme et le Moi

Le capitalisme considère comme néfaste tout ce qui entrave le marché libre, les contrats libres entre des personnes libres. Par principe, il nie la partie sociale du Moi. Il est antihumain.

La fabrication du Moi

Qu’est-ce qu’un individu ? Il est ce qu’on a mis dedans pendant sa petite enfance, son éducation, ses expériences et les réflexions qu’il en a tiré. Rien d’autre.

Il n’y a pas d’âme, pas de Moi mystérieux qu’il faudrait découvrir au moyen de la méditation ou du yoga, pas de trésor enfoui au fond du cœur. Le Moi, c’est ce qui a été tissé par les soins maternels, l’éducation, les expériences, les réflexions inspirées par tout cela.

La fabrication du Moi ultralibéral

Dans le monde ultralibéral, l’individu est un électron libre que se déplace librement dans une société qui lui est extérieure. Le monde n’est qu’une gigantesque cour de récréation où il faudrait profiter de la vie.

Le Moi individuel serait la totalité du Moi et le Moi social n’existerait pas.

C’est avec cette éducation, dans les familles et dans les écoles, que sont fabriqués les individus. Ces idées sont littéralement câblées dans les cerveaux par des réseaux neuronaux. Quelques exemples de ces idées considérées comme des vérités immuables par ceux qui les portent : il ne faut pas se prendre la tête, il faut profiter de chaque instant de la vie, il faut savoir se vendre, il faut trouver le bon créneau, il faut être optimiste, il faut savoir rebondir, chaque jour est un jour nouveau, tout monde il est con sauf moi, il faut lâcher prise, on n’y peut rien, c’est comme ça…

Souffrances

Le Moi fabriqué par l’ultralibéralisme est un Moi monstrueux. La partie sociale du Moi étant lobotomisée, l’égo a pris toute la place. Cet égo manque de consistance. Il est peu alimenté par l’expérience, par les réflexions, par l’imaginaire – les gens consomment l’imaginaire produit par d’autres via la télévision, internet ou les jeux. Cet égo est pareil à un ballon de baudruche énorme et inconsistant.

Le divorce entre les promesses de prospérité et de bonheur et la réalité du monde ultralibéral provoque une première douleur. Le Moi ultralibéral empêchant de penser en dehors du cadre ultralibéral, cette impossibilité d’envisager un avenir crée de l’angoisse.

Pour en sortir, il faudrait attaquer son Moi ultralibéral, c’est-à-dire s’attaquer à son propre Moi. C’est un déchirement, une douleur atroce. Voilà pourquoi les gens préfèrent la pauvreté, la misère, le suicide plutôt que de réfléchir sérieusement.

Et la suite ?

Le système capitaliste à l’état le plus pur, comme nous le connaissons aujourd’hui pour la première fois dans l’Histoire, fait la preuve qu’il n’est pas viable. Des expédients invraisemblables, comme la création monétaire à tout va, le maintiennent artificiellement en survie.

Comme les Jeunesses Hitlériennes en 1945, mais à une échelle démultipliée, les gens seront contraints de reconstruire une partie de leur Moi. Cela ne se fera pas sans douleur mais c’est inévitable.

La réflexion collective, l’imaginaire d’une autre société, l’action collective ne peuvent pas rendre ce déchirement indolore mais au moins permettent-ils une cicatrisation plus sure et plus rapide.

 

Deuxième partie, par Anaïs

 

Le moi ultralibéral est le paradigme de notre époque

Qu’est-ce que j’entends par « paradigme » ? Je dirais qu’un paradigme est l’ensemble des croyances, tous genres confondus (religieuses, scientifiques, philosophiques, etc.) à la base de l’action, du comportement et de la structure sociale elle-même à une époque donnée. Par exemple, le paradigme en place jusqu’au XVIIe siècle était le géocentrisme. Le géocentrisme place la Terre au centre d’un univers fini. Au-delà de la Terre il y a le monde céleste (dit supra-lunaire), considéré comme un monde parfait, siège de la divinité. Le géocentrisme a pendant longtemps guidé la pensée philosophique avec l’idée d’un homme au centre du monde, la recherche scientifique avec le calcul astronomique de la distance qui sépare les astres de la terre, la foi religieuse avec un Dieu créateur d’un monde parfait donc fini et limité (l’infinitude étant jusqu’alors un signe d’imperfection). Copernic, en théorisant l’héliocentrisme, Galilée en observant les imperfections (les cratères) de la lune au moyen du télescope, ont tous deux participé à l’effondrement du paradigme géocentriste. Toute l’activité scientifique et intellectuelle a été bouleversée ; Galilée a pour sa part mal fini. De sorte que toute la pensée des deux siècles postérieurs a dû se reconstruire à partir de ce nouveau paradigme. C’est à ce moment que Descartes, entre autre, a fait de l’infinitude une perfection réservée à Dieu ; et bien d’autres changements aussi conséquents ont eu lieu.

Ce que Galilée et Copernic ont fait, c’est une « révolution ». C’est-à-dire que c’est un événement irréversible. Toute révolution fait suite à une crise, période lors de laquelle le paradigme en place se voit de plus en plus remis en cause et contesté et ce, par la mise en lumière de ses propres contradictions, inconsistances et inefficacités. Cette période de contestation est la crise d’un paradigme. Malheureusement, les changements de paradigme se sont jusqu’alors toujours vus accompagnés de violence ; c’est pourquoi c’est un épisode de l’histoire qui fait peur, donc que l’on fuit. Selon moi, l’analogie avec maintenant est frappante. Je pense que nous sommes en train de vivre un changement de paradigme ; et ça risque de faire mal.

 

Comment s’articule le paradigme du moi ultra-libéral ?

Le « moi », c’est assez compliqué à définir. Selon moi, le moi est le support de la subjectivité. Et la subjectivité est l’endroit de la pensée, de la réflexion, du comportement et de la culture ; c’est-à-dire le lieu de réception, d’accueil et de compréhension de tout ce qui vient de l’extérieur, donc du monde. Le moi fonde et détermine notre rapport au monde. Ainsi, le moi est hautement un objet de culture. Le moi, me semble-t-il, est sans cesse mis en lien avec les autres moi. Et cette liaison participe à la construction d’un moi individuel. Autrement dit, le moi est avant tout une construction collective puis une construction personnelle. De même qu’on ne voit pas sans yeux, on ne pense pas sans les autres. Par conséquent, il est davantage question d’intersubjectivité que de subjectivité lorsqu’on parle du moi. Il y a toujours ce lien d’un moi avec un autre moi ; le moi n’est pas une notion isolée qui se fabrique seul et sans matériau de base. Je suis intimement convaincue que l’homme est un animal social. C’est pourquoi le lien social définirait autant, voire plus, l’homme que la singularité qui n’est peut-être qu’accidentelle.

L’ « ultralibéral » est ce qui se rapporte à l’ultralibéralisme. Et l’ultralibéralisme est en grande partie l’héritier du libertarianisme, fondé dans les années 1970. Le libertarianisme est une version radicalisée du libéralisme politique. Pour un libertarien, la seule vérité et unité à partir de laquelle on peut penser et sur laquelle on peut agir, c’est l’individu, seul, isolé, atomisé. Cet individu doit se protéger des autres et protéger ses biens qui sont perçus comme un prolongement de sa propre personne. C’est l’idée de la propriété de soi ou « self-ownership » (que je trouve plus parlante). Le groupe est sans cesse vu comme un ennemi potentiel, un tyran. Ainsi, le libertarianisme prône un État minimal ; cet État doit proscrire toute forme d’interventionnisme en dehors de la justice pénale et de la police car, pour le reste, c’est le marché et les contrats qui s’en chargent.

Il y a dès lors une contradiction entre le moi inscrit dans l’intersubjectivité et l’ultralibéralisme défenseur de l’individu détaché du groupe. Le moi ultralibéral voudrait, et réussit, à enlever « l’inter » de l’intersubjectivité. Cette tension est source d’absurdité. Le moi ultralibéral est un paradigme, est notre paradigme, qui consiste à enlever le sens de ce qui normalement fait sens. Le sens est littéralement ce qui va vers quelque chose. Or le sens donné au moi ultralibéral ne va vers rien, et par conséquent, tombe dans l’inertie, l’apathie, l’isolement.

 

La tendance uniformisante du moi ultralibéral

Le paradigme du moi ultralibéral contient en lui-même son propre paradoxe. Selon moi, ce paradoxe repose sur la tentative de faire de l’individu la seule unité réelle et pensable d’une part, la volonté d’uniformiser ces individus d’autre part. Peut-être n’est-ce pas incompatible, mais j’ai du mal à voir comment.

Depuis les Lumières, dont le moi ultralibéral s’inspire parfois à tort ou à raison, on considère que chaque individu a, absolument parlant, les mêmes droits et les mêmes facultés. Pour ce qui est des droits, je renvoie évidemment à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Tous les individus naissent libres et égaux en droits, etc. Dans ces droits, il y a par exemple le droit à la propriété privée. Sommes-nous bien sûrs qu’il s’agisse d’un droit universel et universalisable ? Selon moi, les Lumières ont parfois oublié qu’elles avaient une légère tendance à l’occidentalocentrisme.

Pour ce qui est des facultés, c’est le moment où l’on théorise un moi transcendantal qui pense le monde à l’aide des mêmes catégories de l’Entendement. Notre rapport au monde se ferait en tout temps et en tous lieux selon un schéma identique. C’est l’uniformisation de la pensée, de l’expérience et du sentiment (notamment moral).

Je crois donc retrouver dans l’ultralibéralisme une fâcheuse manie pour l’uniformisation de ses sujets à partir de cet héritage, bafoué ou non.

 

Le moi ultralibéral, un hédonisme sans plaisir

L’hédonisme est grosso modo une philosophie qui a pour fin (au sens de terme et de but) le ou les plaisirs. C’est aussi ce qu’on appelle, à contresens, l’épicurisme. Et je pense que le paradigme du moi ultralibéral est un pseudo hédonisme. Pseudo car les plaisirs visés sont bien souvent illusoires. Illusoires car nous sommes dans une société de la virtualité. Illusoires encore car ces plaisirs ne sont pas des fins en soi mais des moyens de cacher le mal être provoqué par l’absurdité. La philosophie de l’absurde, dont l’un des hauts représentants est Camus, peut être l’objet d’un choix. En l’occurrence, la philosophie de l’absurde nous est imposée. Et c’est une grande source d’angoisse car, selon moi, l’absurde est une position très difficile à tenir sans tomber dans le désespoir.

Le paradigme du moi ultralibéral est un hédonisme sans but ; et les plaisirs ne sont que des moyens. Ainsi, on multiplie les plaisirs pour tenter de trouver des réponses. Ainsi on se livre à des expériences sensationnelles pour sentir qu’on existe encore. Ou bien on se livre à des expériences sensationnelles pour oublier qu’on existe. Je n’ai pas tranché.

Toutes les techniques de développement personnel ou de recherche de la spiritualité intérieure, le tout encadré par la mouvance New Age, sont des manifestations du moi ultralibéral. Pour palier un mal être croissant, on recherche le bien être. Or ce bien être, au lieu de le rechercher auprès et avec les autres, on le recherche en soi. Effectivement, ce mysticisme à l’occidentale n’a rien d’une rencontre avec une autre pensée qui pourrait lui faire ouvrir les yeux. Il n’est qu’un vernis sur ce qui lui est étranger. Et nombre d’occidentaux pratiquent le tourisme chamanique pour tenter de vivre ce voyage vers l’inconscient ou vers un étranger idéalisé. Bien souvent, ils reviennent traumatisés. Et pour cause ! Ils ne sont plus habitués à cette rencontre.

D’ailleurs, et sans aucune surprise, le traumatisme est lui-même devenu l’ennemi public n°1. La frayeur, une peur provoquée par un élément extérieur contrairement à l’angoisse, est totalement proscrite de nos structures sociales. De sorte qu’on est dans une politique de prévention à outrance. Un enfant n’a plus le droit de tomber dans la cour d’école par exemple. Or selon moi, la peur est un événement constitutif de la personne. La peur participe à nous faire grandir, réfléchir et avancer. Et comme on n’a plus le droit d’avoir peur, on ne réfléchit plus. La peur est transformée en angoisse ; par conséquent le problème vient de nous et non de la société. Après, on peut aisément dire que ce sont les français qui sont pessimistes. De plus, c’est un autre moyen de mettre l’individu au cœur de tout, bien comme mal.

(Pour une définition plus approfondie de la notion de paradigme, voici la référence de l’ouvrage auquel je me suis référée : Kuhn T, La structure des révolutions scientifiques.)