Il nous est souvent rappelé que le premier philosophe digne de ce nom, Socrate, a achevé sa vie peu glorieusement aux yeux de la société athénienne du Ve siècle avant notre ère. Pour avoir été, sinon un subversif, du moins un agitateur, les institutions de sa Cité l’ont vivement encouragé à s’administrer de la cigüe. Seuls certains de ses disciples, dont l’éminent Platon, ont d’une part compris la portée de l’attitude socratique, d’autre part prolongé son enseignement.
Pourquoi un tel rappel historique, d’un fait si connu et tant répété ? Il me semble que la philosophie de notre temps a oublié la tâche première qu’elle s’était assignée, et dont la mise à mort de Socrate a été la conséquence. Après quelques maigres années de philosophie à mon actif, je constate avec stupéfaction l’oubli, probablement volontaire, du rôle du philosophe dans sa société.
Au fond qu’était Socrate ? Pour le dire autrement, qu’était originellement le philosophe ? Si l’on met les considérations étymologiques de côté, le philosophe, n’est-ce pas le sage actif ? Sage, parce qu’il s’interroge, à l’aide d’outils rationnels et au moyen d’un esprit critique aiguisé, sur des phénomènes plus ou moins évidents ; ces phénomènes pouvant être d’ordre naturel, politique, spirituel, etc. Les divisions actuelles des champs de la philosophie institutionnelle en sont l’héritage. Actif, parce qu’il est conscient que la pensée n’est nullement fructueuse, voire nullement productive lorsqu’elle est isolée. C’est pourquoi elle doit être mise en relation avec d’autres pensées, c’est-à-dire en dialogue d’un côté, qu’elle doit s’étendre et se donner la tâche d’extraire tout un chacun de sa torpeur ignorante d’un autre côté. Sans faire de Socrate un martyre sacrifié sur l’autel de la bien-pensance, il me parait important de me souvenir régulièrement des leçons à tirer de cette histoire.
Et qu’est devenu le philosophe aujourd’hui ? Certes, nous ne sommes plus au Ve siècle avant notre ère, mais en 2014. 2 500 ans d’histoire, il faut tout de même en prendre compte. Il est donc normal de ne plus croiser sur la place Bellecour de Lyon un homme en toge nous demandant de tracer un rectangle au sol et d’en calculer l’aire. Mais loin de cet aspect historique, j’ose, peut-être à tort, déplorer la disparition de la posture véritable de la philosophie.
Y a-t-il encore un sage actif ? Quel philosophe vivant s’obstine à produire une pensée nouvelle, produit de ses dialogues avec les sophistes de notre époque ou bien avec les individus issus de la masse populaire ? Peut-être s’agit-il d’un manque cruel de culture de ma part, mais je ne vois personne.
Quand bien-même ce philosophe existerait, pourquoi n’en entend-on aucunement parler ? Cet individu aurait de quoi soulever des réactions parmi toutes les strates de la société. Voici mon hypothèse : le philosophe des années 2010 est un intellectuel qui n’évolue que dans le cadre d’une sphère académico-institutionnelle bien définie, dont il ne conteste jamais le fonctionnement ni même les fondements. Nous, étudiants pour la plupart, en sommes tant les victimes que les responsables en ce que nous entretenons ce processus.
Le philosophe des années 2010 est un membre de l’élite socioéconomique d’une société, et s’en porte très bien. Bien sûr, Socrate s’adressait principalement en son temps aux membres de la caste dominante. Mais il avait le mérite d’être libre de penser et par conséquent, de remettre en question les us et coutumes de cette même caste ; ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Bien à l’abri derrière les murs de l’université, du lycée ou du laboratoire, le philosophe des années 2010 est devenu un savant qui se complait dans la glose et laisse largement de côté ses interlocuteurs les plus demandeurs : les membres du peuple. Ce savant-ci m’écrase par sa culture, moi qui ne connais peut-être que le millième de ce que 2 500 ans d’histoire des idées ont créé. Pourtant, ce savant-là, je ne réussis pas à le reconnaitre comme philosophe à proprement parler. Il n’agit plus.
En cette période de crise économique, sociale et morale, le philosophe en tant que tel aurait de la matière à méditer, à réfléchir, en bref à philosopher. Tout n’a pas été pensé ; l’histoire ne se répète pas. Au lieu de cela, le savant actuel resserre toujours un peu plus le carcan académique qui entoure son discours ; faisant de son enseignement un objet abscons et bien souvent inaccessible à qui n’a pas eu la chance d’étudier Descartes, Aristote et Kant dans le texte.
Plutôt que de se demander s’il faut désormais délocaliser la philosophie, il serait de bon ton de tenter de faire revivre la philosophie en dehors des institutions diverses et variées qui la cloisonnent d’une part, la vident de sa substance d’autre part. Voilà un projet bien ambitieux que j’aimerais voir se réaliser. Le philosophe doit redevenir une personnalité politique pour accomplir sa tâche. Non pas politique au sens de l’étiquette d’un parti, mais politique au sens de publique.
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